16 décembre 2024

« Soutenir la panthéonisation d’André Citroën, ça a forcément du sens pour la CFTC »

En 2024, la CFTC a intégré un comité de soutien qui milite pour l’entrée d’André Citroën au Panthéon. Entrepreneur avant-gardiste, à la fibre sociale affirmée, le fondateur de Citroën aura largement participé à rendre accessible la voiture au plus grand nombre. Une certaine vision de l’entreprise dont discutent ici son petit-fils, Henri-Jacques Citroën, et le président de la CFTC, Cyril Chabanier

 


Henri-Jacques, en préambule, pourriez-vous nous parler de la connexion particulière qu’on vous imagine entretenir avec la marque fondée par votre grand-père ?

Aujourd’hui, je suis ambassadeur de l’Amicale Citroën internationale qui regroupe environ 70 000 collectionneurs et passionnés, mais je n’ai jamais travaillé au sein de Citroën. J’ai en effet effectué la majeure partie de ma carrière professionnelle au Venezuela, où j’ai conseillé des grands groupes français souhaitant se développer dans le pays. A mon retour en France il y a 8 ans, j’ai voulu contribuer à valoriser le patrimoine historique de Citroën. A ce titre, l’année 2019 -celle du centenaire de la marque – a été exceptionnelle : j’ai eu l’occasion de participer à beaucoup de célébrations dans toute la France et dans le monde, avec, en point d’orgue Le Rassemblement du Siècle, un événement qui a rassemblé près de 11.000 collectionneurs et 60.000 visiteurs à la Ferté-Vidame, où se trouvait le circuit secret d’essais de Citroën.

C’était très marquant, très poignant, d’échanger avec des personnes de tous âges, de toutes origines géographiques et sociales, qui avaient tous une anecdote, un souvenir, une émotion qui les liait à Citroën : l’oncle qui avait une DS, le grand père qui roulait en Traction Avant, etc…J’en avais déjà conscience mais j’ai pu mesurer, sentir, à quel point Citroën était une marque patrimoniale.

 

 

Une marque dont le fondateur, André Citroën (1878-1935), est souvent considéré comme un industriel précurseur. Vous défendez aujourd’hui son entrée au Panthéon, une initiative soutenue par la CFTC. Pourriez-vous tous deux nous expliquer ce qui a initié et motivé cette démarche?

Henri-Jacques Citroën : En août 2021, le président Macron décide de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon. Comme c’était une amie de mon grand-père, cela a servi de déclencheur : je me suis dit que mon aïeul avait lui aussi le CV et le profil, pour mériter un tel honneur. Alors que la France sortait détruite et démoralisée de la 1ère Guerre mondiale, il est apparu, avec optimisme et détermination, avec l’objectif de contribuer à la reconstruction de l’industrie française. Avec ses équipes, il ambitionnait d’être en avance techniquement de 5 à 10 ans sur la concurrence. Grace à tous ses modèles novateurs, Citroën a ainsi marqué le 20e siècle. C’était aussi un patron charismatique, à l’avant-garde dans le domaine social, avec notamment une attention particulière donnée aux travailleuses.

Dans le contexte actuel de réindustrialisation de la France, de recherche de la cohésion sociale, du renforcement du rôle de la femme, j’ai la conviction qu’André Citroën coche toutes les cases pour entrer au Panthéon. A ce titre, j’ai progressivement constitué un Comité de soutien qui comporte 82 personnes représentatives de la belle diversité de la société française. Le fait que Cyril Chabanier et Franck Xavier Don (délégué syndical central CFTC chez Stellantis et secrétaire général de la fédération métallurgie) aient accepté d’en faire partie a été une énorme satisfaction. La CFTC partie prenante dans cette démarche, quel bel argument !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

André Citroën, ici avec sa femme, Georgina Bingen

Cyril Chabanier : Soutenir la panthéonisation d’André Citroën, ça a forcément du sens pour la CFTC. Pour notre syndicat, le patron n’est jamais un ennemi par principe : c’est d’abord un partenaire, un interlocuteur, avec qui le salarié peut co-construire socialement et économiquement. C’est cette vision de l’entreprenariat, du rapport avec les salariés, qu’André Citroën a portée et qu’il nous semble essentiel de défendre et valoriser.

Revenons désormais plus en détail sur ce qui a pu caractériser et structurer cette vision. D’abord, l’entreprise Citroën est originellement le produit d’une démarche patriotique, c’est bien ça ?

Henri-Jacques Citroën : Tout à fait ! Tout a réellement commencé en 1914 : André Citroën – devenu Français à l’âge de 18 ans pour pouvoir entrer à l’Ecole Polytechnique – a alors 36 ans, et il est envoyé au front. Il se rend vite compte que les Allemands envoient beaucoup plus d’obus sur les lignes françaises que l’inverse. Si l’on n’y remédie pas, il est convaincu que la défaite sera inéluctable. Il demande et obtient donc une audience auprès du Ministre de la guerre, qui lui donne l’autorisation de construire une usine d’obus.

Ensuite, il se produit quelque chose qui, à mon sens, dépasse l’entendement : en l’espace de 4 mois, il a acheté des terrains à Javel (dans l’Ouest parisien, NDLR),  fait construire un gigantesque bâtiment industriel, acheté des machines, mis en place un procédé de fabrication et embauché 3500 personnes, afin de produire massivement les obus dont la France avait tant besoin. Entre 1915 et la fin de la guerre, le personnel est passé progressivement de 3500 à 13.000 personnes. La paix revenue, mon grand-père a reconverti cette usine d’armement en usine automobile, fondant ainsi la Marque Citroën, qui a commencé sa production en juin 1919.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chaîne de production de la Citroën type A, premier modèle automobile conçu par André Citroën

Cyril Chabanier : Ce qui est tout de suite intéressant chez André Citroën, c’est qu’il comprend vite la nécessité de dégager des compromis, via le dialogue social. En 1912, il était directeur chez Mors automobile, qu’on peut schématiquement présenter comme la firme prototype de ce qui deviendra l’entreprise Citroën. A l’époque, les ouvriers se sont mis en grève, en demandant l’introduction de la semaine anglaise (une semaine de travail de cinq jours et demi). Citroën avait alors 24 ans : c’est la première fois qu’il était vraiment en contact avec le monde des travailleurs, et il a alors favorablement répondu à la demande des ouvriers.

Par la suite, cette sensibilité sociale s’est-elle confirmée ?

Henri-Jacques Citroën : Oui, ca a été une constante dans l’entreprise de mon grand-père. A titre d’exemple, dans son usine d’obus, les ¾ du personnel étaient des femmes, puisque la plupart des hommes étaient alors au front. Cependant, Citroën a fait en sorte que ces salariées travaillent dans les meilleures conditions possibles : l’usine avait ainsi une nurserie, une garderie, une infirmerie, des vestiaires avec douches; l’entreprise proposait même aux ouvrières des primes d’accouchement et d’allaitement. A l’époque, c’était du jamais-vu. Par la suite, en 1927, André Citroën a aussi été le premier employeur de France à accorder un treizième mois de rémunération à ses employés.

Peut-on dire d’André Citroën qu’il était féministe avant l’heure ?

Henri-Jacques Citroën : Complètement ! Dans les années 1930, il a mené une campagne publicitaire dont le slogan était : « La femme moderne ne circule qu’en Citroën. » C’était un pari sur l’avenir, dans la mesure où il s’adressait à une clientèle qui n’existait pas encore, ou alors à peine: peu de femmes avaient le permis de conduire à l’époque. Certains conservateurs étaient outrés, ils pensaient que mon grand-père sortait de son rôle de patron. En substance, ils disaient : « Mais de quel droit cet industriel se mêle-t-il de l’organisation de la société ? » 

 

En somme, la vision qu’André Citroën avait de l’automobile dépassait le simple cadre purement économique et industriel.

Henri-Jacques Citroën :  Tout à fait. Pour André Citroën, le rôle premier de l’automobile, c’était de donner de la mobilité à la population dans son ensemble, femmes et hommes, toutes catégories sociales confondues. Il fallait produire des voitures à grande échelle, précisément pour qu’elles aient des prix accessibles. Il s’est, à ce titre, inspiré des usines américaines qu’il avait visitées juste avant la guerre.

Cyril Chabanier : Citroën a aussi couplé cette idée de massifier la voiture avec celle de la recherche constante de l’innovation, du progrès technologique. A ce titre, il a notamment joué un rôle prépondérant dans le développement de la Traction Avant, qui a été la toute première voiture à roues avant motrices et directrices.

Paradoxalement, André Citroën ne pourra pas être témoin du succès massif que connaitra la Traction Avant, à partir de 1936.

Henri-Jacques Citroën : Oui, sa fin est tragique. L’entreprise Automobiles Citroën – qui partait de rien en 1919 – était devenue le 1er constructeur automobile européen et le 2e dans le monde, en 10 ans. Mais en 1933, après une modernisation de l’usine à contretemps, l’entreprise s’est trouvée financièrement affaiblie, en pleine crise économique mondiale des années 1930. André Citroën a cherché des fonds pour faire face à ces difficultés de trésorerie,  mais ni l’Etat ni les banques n’ont accepté de l’aider. La commercialisation de la Traction Avant – une innovation révolutionnaire- aurait pu le sauver, mais la voiture n’était pas complètement au point techniquement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En décembre 1934, les créanciers ont réclamé leur dû et il a perdu le contrôle de sa société, qui a été reprise par Michelin. En février 1935, il est hospitalisé, du fait d’un cancer des voies digestives, et meurt le 03 juillet 1935. Etrangement, il a laissé peu ou pas de possessions matérielles derrière lui. Mon grand-père avait des moyens, certes, mais son appartement était loué, sa maison de vacances à Deauville aussi. Seuls comptaient sa famille et ses usines qu’il voyait, avant tout, comme un instrument pour faire progresser l’industrie automobile.

Cyril Chabanier : A la CFTC, nous pensons que l’économie française a besoin de grands patrons, de capitaines d’industries désireux d’entraîner leurs équipes sur des grands projets, pourvoyeurs d’emplois et de prestige. Aujourd’hui, ces grands patrons ne sont parfois que de passage, et n’ont ainsi pas d’ambition sur le long terme. Or, les salariés et leurs représentants ne peuvent pas être les seuls derniers défenseurs du temps long dans l’entreprise. André Citroën était justement tenant d’une vision, pour son groupe et ses salariés.

Henri-Jacques Citroën : J’ai remis en août 2023 à l’Elysée le dossier qui suggère au Président de la République l’entrée d’André Citroën au Panthéon. Ces choses-là prennent du temps. Mais j’ai la conviction que cette panthéonisation serait un message fort, optimiste et inspirant, à transmettre à notre Nation.


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