Déserts médicaux : faut-il restreindre la liberté d’installation des médecins ?

Si elle est favorable à l’émergence d’une structure chargée de la gouvernance de l’installation des médecins, la CFTC doute que les mesures prévues par ces deux textes puissent permettre de lutter plus efficacement contre les déserts médicaux. Explications avec Léonard Guillemot, chef de file sur les questions assurance maladie et représentant CFTC au Haut Conseil pour le financement de la protection sociale.
Leonard, six millions de Français sont sans médecin traitant aujourd’hui. Huit millions vivent par ailleurs dans un désert médical. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ?
Pour comprendre ce qui a provoqué cette pénurie de médecins généralistes, il faut revenir aux décisions qui ont été prises dans les années 1990. A l’époque, pour réguler le système de soins et faire en sorte de limiter les dépenses, on a joué sur une raréfaction de l’offre médicale. Le ministre de la santé fixait notamment le nombre d’étudiants pouvant accéder à la 2e année de médecine, via un numérus clausus très restrictif qui limitait donc à échéance de 10 ans le nombre de médecins (NDLR : il faut entre 8 et 10 ans pour former un médecin). En substance, on se disait que moins de médecins, c’était moins d’ordonnances délivrées et donc moins de remboursements à effectuer pour l’assurance maladie. Les médecins, de leur côté, devaient aussi y gagner, puisqu’ils faisaient face à moins de concurrence.
Tout ceci répondait néanmoins à une logique court-termiste, qui ne tenait nullement compte des enjeux sanitaires, dans les 10 à 15 ans à venir. Cela a abouti à la pénurie de médecins de ville, qu’on connait actuellement. Entre temps, plusieurs mesures ont été déployées pour inciter les médecins à s’installer dans les déserts médicaux, mais elles restent assez légères, voire plutôt cosmétiques. Elles ne pèsent pas vraiment sur la décision d’installation des médecins.
A ce titre, deux propositions de loi visant à davantage contraindre l’installation des médecins sont en cours d’examen par les parlementaires. L’une d’entre elles régulerait strictement l’installation des médecins libéraux ou salariés, qui devraient solliciter l’aval de l’agence régionale de santé (ARS)….
Le cas échéant, le droit d’installation des médecins serait en effet octroyé dans les zones qui connaissent un déficit de soignants. Dans les territoires mieux pourvus, un médecin ne pourrait s’installer que lorsqu’un autre s’en irait. Ça, c’est pour la théorie. En pratique, on peut craindre que cette loi ne génère des effets pervers significatifs : il y a en effet un risque que les médecins se détournent de la médecine de ville, pour faire tout autre chose. Il y a plein de besoins, dans beaucoup de domaines : médecine esthétique, de santé au travail, au sein des complémentaires santé etc…
D’autre part, ça ne règle pas le problème de la pénurie d’offre médicale, dans son ensemble : elle est plus accentuée dans certaines zones géographiques, oui, mais aujourd’hui, il y a un manque de médecins partout, y compris dans les agglomérations.
Les défenseurs de cette proposition de loi expliquent que l’installation des kinésithérapeutes, des pharmaciens et des infirmières libérales est réglementée : ils ne peuvent pas s’implanter dans des zones qui sont déjà trop dotées. Pour eux, ces restrictions devraient donc aussi concerner les médecins.
Sauf que la logique appliquée à un kiné ou un infirmier ne prévaut pas pour un médecin: pour pouvoir avoir accès à un kiné ou un infirmier, il faut d’abord un médecin qui fasse une prescription ! Les infirmiers et les kinés ne peuvent donc s’installer que dans des zones où il y a des médecins. Mais si cette loi participe à désinciter à l’exercice de la médecine de ville, tout le monde sera perdant.
Quant à la seconde proposition de loi que vous avez mentionnée (déposée au Sénat), elle pose des conditions à la liberté d’installation des médecins, mais elle ne la remet pas en question. Elle est plus souple, certes, mais elle tente, en somme, d’apporter des solutions à ce qu’elle considère comme une situation figée, comme si la France de 2035 allait être celle de 2050. Pour la CFTC, c’est l’inverse qu’il faudrait faire, en considérant cette problématique de manière dynamique, évolutive.
C’est-à-dire ?
Il faudrait mettre en place un dispositif de régulation de l’installation des médecins, qui réponde aux réalités du développement de la population et des dynamiques macroéconomiques région par région, département par département, sur le moyen-long terme. On peut orienter et répartir l’offre médicale en anticipant, via du croisement de données et de la prospective, dans quelles villes de nouveaux emplois seront le plus massivement crées, où les retraités vont davantage choisir de s’installer etc…Ces données pourraient instruire une nouvelle gouvernance de l’installation des médecins qui, pour la CFTC, ne peut être acceptée par les professionnels de santé que s’ils en sont eux même en partie acteurs. Les syndicats de médecins et le conseil de l’Ordre devraient donc y être intégrés.
Mais comment davantage encadrer la liberté d’installation, tout en la préservant ?
Plusieurs pistes peuvent être mises à l’étude. On pourrait, par exemple, imaginer que les étudiants en fin de cursus puissent émettre des vœux d’installation, qui les engageraient sur un certain nombre d’années. En fonction de leur classement, ils se verraient ensuite confirmer leur 1er, 2e ou 3e choix. En complément, on pourrait aussi proposer des bourses, pour les inciter à choisir de s’installer dans des zones particulièrement peu pourvues en médecins.
Par ailleurs, les médecins effectuent aujourd’hui leurs études exclusivement dans des universités médicales qui se situent dans des grandes agglomérations. Il faudrait donc décentraliser les formations médicales dans des plus petites villes, y créer aussi davantage de stages. Ça permettrait d’avoir de la compétence médicale dans des villes qui en manquent, mais aussi aux étudiants de pouvoir se projeter sur une éventuelle installation, dans ces métropoles de dimension moindre.
On rationaliserait la répartition de l’offre médicale, mais comment former davantage de médecins ?
Il faudrait probablement ouvrir encore davantage le numérus apertus (NDLR : il s’agit du quota qui limite le nombre d’admissions en 2ᵉ année d’études de santé). Ça avait déjà été fait du temps de la présidence de François Hollande, mais trop timidement : on forme toujours moitié moins de médecins que dans les années 1970, où la population était pourtant significativement plus jeune.
Ensuite, il faudrait que le secteur médical mette sur pied une vraie filière emploi : un infirmier devrait pouvoir, via des formations adaptées et des stages sur plusieurs années, se reformer petit à petit, pour accéder en milieu ou fin de carrière à un poste de médecin. Toutes ces problématiques ne sont, en somme, pas insolubles, mais pour répondre à la carence de médecins et à leur inégalité de répartition sur le territoire, il faut s’attaquer à un problème de gouvernance et de pilotage, sur le temps long. Ce que ces deux propositions de loi ne font justement pas.
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